Que penser des programmes aériens « corpo écolo » ?

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Depuis quelques mois, les compagnies aériennes rivalisent de propositions commerciales en direction des entreprises pour compenser les émissions de gaz à effet de serre produites par les voyages de leurs collaborateurs. Que valent-elles ? 

Comme l'explique David Frangeul, spécialiste de l'air et du rail du cabinet Advito, "Il y a un élan indéniable pour ces programmes environnementaux en direction des entreprises. Majors américaines, legacy européennes, compagnies du Golfe... Tout le monde s'y met."

De fait, ces derniers jours, Qatar Airways mettait en avant un "programme de compensation volontaire (qui) permet aux entreprises de compenser ou de réduire les émissions carbone associées à leurs voyages d'affaires", quand Cathay Pacific annonçait une offre pilote à ses entreprises clientes pour réduire leur empreinte carbone en contribuant au développement de l’utilisation de carburant durable sur ses vols.

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SAF ou autres

Ces deux propositions illustrent bien le type d'offres généralement déployées. Soit une contribution volontaire en direction du SAF (Sustainable aviation fuels, carburants durables d'aviation) - c'est le cas de Cathay Pacific. Soit une contribution dirigée vers des investissements vertueux en matière environnementale (ce qui peut inclure le SAF). Ainsi, dans le cas de Qatar Airways, le "projet du parc de Fatanpur (...) situé dans l'État indien du Madhya Pradesh, qui comprend 54 éoliennes générant une puissance combinée de 108 MW et permettant d'éviter 210 000 tonnes d'émissions de gaz à effet de serre par an.

Pour David Frangeul, si de tels projets peuvent avoir un impact positif (encore faut-il les regarder à la loupe), la focalisation sur le SAF reste le plus sûr moyen de compenser efficacement les émissions dues au voyage aérien. Il est, de ce point de vue, sur la même ligne que l'IATA qui a fait du développement de la filière SAF l'axe stratégique d'une mise en conformité du transport aérien avec les Accords de Paris.

0,1 %

Le SAF, en effet, ce sont 80% d'émissions de gaz à effet de serre en moins en comparaison du kérosène classique. Mais ce chiffre est trompeur quand on sait qu'actuellement il ne représente que 0,1% du carburant utilisé dans le monde. David Frangeul : "On peut espérer atteindre 5% en 2030, mais on aura du mal à aller au-delà car de vraies contraintes existent à la production de ces SAF. Notamment, elle ne doit pas entrer en concurrence avec les terres destinées à l'agriculture nourricière".

Et c'est dommage car un avion peut actuellement voler avec un réservoir rempli à 50% de SAF. La marge de progression est donc très grande. C'est pourquoi, avec d'autres, le programme corpo écolo d'Air France-KLM permet aux entreprises volontaires d'abonder un fond destiné au développement de la filière "SAF". Le transporteur nous indique que 70 entreprises auraient fait ce choix depuis le lancement du programme. Le dernier en date, la maison de couture Valentino, ne se prive pas - comme les autres, pour communiquer sur le sujet. Problème : en ne fixant pas de contribution plancher à ce programme, le risque que certaines entreprises opèrent un "green washing" à peu de frais est bien réel.

Mais le programme SAF d'Air France-KLM comprend un autre volet qui contribue tout simplement à compenser le surcoût SAF supporté par le transporteur. Car il n'est pas mince. Comme nous l'expliquait l'an dernier Sandra Combet, en charge des nouvelles énergies au sein du groupe franco-néerlandais, "une tonne de kérosène classique coûte, selon les cours, de 350 à 400 $. Une tonne de carburant "propre" coûte 2.200 $, et même 2.800 $ si on y intègre la marge du producteur et les coûts de distribution. Si notre groupe décidait d'utiliser 1 % de SAF, le surcoût s'élèverait à 60 à 100 M€ par an."

> Lire aussi : AF-KLM : "Inciter les entreprises à faire émerger une filière SAF en France"

Visibilité

Le SAF est cher, très cher, mais le sera moins à mesure que la filière se développera. Autre avantage d'un programme "SAF" : la visibilité. Si Qatar Airways affiche clairement vers où se dirigera la contribution des entreprises, ce n'est pas toujours le cas dans le cas de programme moins précis en termes de fléchage des contributions. La plantation de forêts ? Mais il faut attendre 20 ans pour qu'un arbre capture le moindre gramme de carbone. Des dispositifs de récupération des particules émises ? Mais la technologie n'en est qu'à ses balbutiements...

Désolé (façon de parler) pour elle, le contre-exemple le plus abouti nous semble être celui d'EasyJet. La compagnie britannique ne propose pas de programme en direction des entreprises. Son ambition est plus grande, c'est du moins ce qu'elle affiche. Chacun de ses vols, annonce-t-elle, est compensé par des actions écologiques... Par quel miracle ? Chaque tonne de carbone émise est valorisée 8£ et est réinvestie dans ces projets compensateurs. Une plaisanterie quand on sait que les spécialistes - et pas les plus exigeants - estiment que la tonne devrait être monétisée entre 50 et 100 €. En outre, comme le souligne David Frangeul : "Avec ce système de compensation, les entreprises ne sont pas incitées à voyager moins et mieux, ce qui n'est pas du tout dans l'esprit de ce qui est recherché." Notons qu'EasyJet vient d'être récemment condamnée à retirer une de ses pubs jugée trompeuse au sujet de son prétendu souci écologique. 

Dernière génération

Un système de compensation déresponsabilisant, opaque (EasyJet n'aurait compensé que 58% de ses émissions) et qui détourne des bonnes pratiques. L'une des plus efficaces d'entre elles : choisir les compagnies utilisant les appareils de dernière génération. Le programme "sustainability" d'Emirates est peut-être satisfaisant en soi... Mais il repose sur des vols possiblement effectués sur ses A380 qui consomment de 15 à 20% de plus sur un long courrier qu'un A350 ou un B787.

Etihad s'illustre par une certaine originalité dans sa politique environnementale en direction des entreprises. Elle s'appuie notamment sur son inédit "Corporate conscious miles"... Les miles accumulés par le voyageur d'affaires sont réinvestis dans des programmes environnementaux. En substitution des miles utilisables par ledit voyageur pour de prochains trajets ? Non, c'est plus généreux que ça : avec ce programme, 1 mile cumulé devient 2 miles, l'un pour le voyageur, l'autre pour l'entreprise à des fins de réinvestissement écolo. Plus généreux donc mais au final, moins vertueux : l'utilisateur est toujours incité à voyager plus. 

Ce dernier exemple montre à quel point, par-delà la subtilité des programmes, de ce diable (valorisation de la tonne émise, pertinence des programmes de compensation...) qui se cache dans les détails, de ce risque que la compensation agisse comme un levier de déresponsabilisation, la bascule doit se faire avant tout dans les esprits.