Election Biden – Les 3 jours qui ont abîmé l’Amérique

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Election Biden - Les 3 jours qui ont abîmé l'Amérique

Joe Biden a gagné, Donald Trump est défait, le pays est en miettes...

Le feuilleton s'est finalement achevé trois jours et demi après le terme prévu, en ce samedi matin (à Washington). Quant à la saison qui s'annonce, la "guérilla judiciaire" promise par Donald Trump, elle constitue un bien piètre cliff hanger au pays de HBO et Netflix. En effet, le recours à la Cour suprême pour invalider les votes par correspondance relève davantage de la menace bravache et certainement désespérée, que d'une action juridiquement fondée. Plus sérieusement, le recompte des voix qu'a priori le président sortant ne manquera pas de demander dans les swing states a déjà été effectué ou est en passe de l'être.

Celui de la Pennsylvanie a déjà eu lieu et a même amplifié la courte victoire de Biden dans cet état qui, il y a quatre et en contradiction avec sa tradition démocrate, avait échappé à Hillary Clinton. Joe Biden n'a pas manqué de souligner que sa victoire s'est scellée dans la capitale de cet état, à Philadelphie, la ville même où, en 1787, la Constitution américaine a été proclamée.

Les USA ont mal à la Constitution

Cette "Loi suprême du pays", si merveilleusement pensée, si génialement élastique, a pourtant été sérieusement malmenée durant ces trois jours et demi d'incertitude, entre mardi soir et samedi matin. On a pu voir un président en exercice s'autoproclamer reconduit dans ses fonctions au mépris de millions de votes qui, non dépouillés, ne s'étaient pas encore exprimés. On a pu voir aussi des médias - certes acteurs constitutifs de la démocratie américaine plus que de toute autre - se faire les hérauts de la victoire de Joe Biden.

A l'issue du recompte des votes de Pennsylvanie, c'est en effet la très respectable agence d'information AP (Associated Press) qui a pris les devants, très rapidement suivie par la plupart des grands médias du pays, y compris la républicaine Fox News ; puis par les médias internationaux, y compris l'AFP. Cette urgence à mettre un terme à ces quelque 85 heures de flottement depuis mardi soir à Washington, et finalement à se substituer à la procédure institutionnelle - et qu'est-ce qu'une démocratie sinon une suite de procédures consenties auxquelles on se soumet ? - est bien sûr une réponse à l'agitation provoquée par un Trump multipliant les remises en cause du processus électoral. Mais deux entorses à la Constitution ne se compensent pas : elles s'ajoutent.

Les USA en pleine crise de confiance

Le mode de scrutin américain peut bien paraître archaïque à des Français qui vivent dans l'une des démocraties les plus centralisées du monde, elle procède d'une organisation fédérale dont l'histoire de ce pays, originellement réduit à treize colonies, a fort naturellement accouché. Il n'en comporte pas moins de sérieux inconvénients, notamment : des systèmes de vote partiellement différents d'un état à l'autre, et, surtout, la possibilité qu'un candidat minoritaire à l'échelle du pays soit finalement élu - ce fut le cas de Donald Trump en 2016, devancé par Hilary Clinton de 2,1 points de pourcentage, soit près de 3 millions de voix.

Pour ces raisons, la confiance qu'il inspire est régulièrement remise en cause - on peut encore citer, comme exemple récent, la victoire très contestée de George W. Bush contre Al Gore, en 2000. Il ne s'agit donc pas de rajouter de la confusion à ses faiblesses naturelles. Or, là encore, les médias ont outrepassé leur rôle. L'exemple de l'Arizona est, à ce titre, exemplaire. La victoire de Biden dans cet état du sud-ouest, traditionnellement républicain, a été annoncée dès le mercredi matin à Paris, avant que, le lendemain, ses 11 voix de grands électeurs soient finalement retirées au candidat démocrate. Plutôt qu'un crédit de voix de grands électeurs qui augmente graduellement pour chacun des deux candidats, à mesure que les votes étaient dépouillés, on l'a donc vu jouer au yo-yo...

Les USA souffrent de ses fractures

Cette Arizona est finalement revenue au candidat annoncé prématurément. Il n'y a pas eu de ces retournements qui ont participé, eux aussi, à un climat de suspicion, contre-nature et mortifère dans une démocratie. Ces retournements, on les a constatés dans presque tous les swing states. Le plus souvent favorables à Trump le mardi soir, la plupart des états clés a finalement placé son concurrent en tête. Le cas le plus spectaculaire est certainement celui de la Pennsylvanie - qui, ironie du sort, entérine la victoire de Biden - où le président sortant comptait mercredi jusqu'à 8 points d'avance avant de se faire coiffer au poteau.

Ces retournements ont été rendus possibles par un recours massif au fameux "vote par correspondance", à la faveur de la pandémie. Ou plutôt par leur couleur bleue foncée (très démocrate) due à leur origine urbaine. Ils sont donc le révélateur d'un pays clivé très fortement entre villes et campagnes au sein même d'un même état. C'est une fracture qui s'ajoute à celle, traditionnelle, entre riches et pauvres, et celles, plus spécifiquement américaines, d'origine communautaire. 

"Clivage", c'est le terme qui revient le plus souvent quand on parle de la société américaine depuis l'élection de Trump, et ces trois jours en ont fait une démonstration spectaculaire, où partisans des deux camps en sont allés jusqu'à s'affronter physiquement - ce contre quoi la démocratie, en dépit de son imperfection constitutive, est censée nous protéger.

Cette violence, on la présente comme étant l'apanage du camp Trump... Mais les choses sont-elles si simples ? Les sondeurs ont prédit un vote pro-Trump 3, 4 voire 5 points, selon les états, inférieur à la réalité des urnes. Ce qui est indiscutable : il y a un votre Trump masqué. Ce qui relève de l'interprétation : ce vote caché est un vote honteux. Et cette honte est la conséquence du sarcasme, du mépris qu'inspire le camp Trump à ses adversaires. Cette stigmatisation est aussi une forme de violence qui, on peut l'imaginer, renforce la cohésion des soutiens du président sortant.

Ce clivage constitue une fracture d'autant plus problématique qu'il divise le pays en deux blocs quasiment égaux. Ironiquement, le nombre de votes pro-Trump en 2020 a augmenté d'environ 8 millions d'unités par rapport à sa victoire de 2016, et se tient à une distance de quelque 3 points de pourcentage des votes pro-Biden. Mais si on considère le point et demi récolté par l'égérie libertarienne Jo Jorgensen qui aurait pu s'ajouter au score de Donald Trump si elle n'avait pas concouru, on est vraiment à touche-touche.

Finally...

Cet équilibre entre deux familles de pensée pourrait être le signe d'une bonne santé démocratique. Oui, ce serait le cas, si les valeurs communes l'emportaient sur les options idéologiques. Mais ce qui se passe aux Etats-Unis, c'est ça : un peuple américain qui élit un président noir en 2008, qui le réélit en 2012, puis qui élit un vieux monsieur formant ticket avec une vice-présidente, Kamala Harris, aux origines jamaïcaine et indienne en 2020. Entretemps, il se sera choisi un président qui rejette dos à dos militants des droits civiques et suprémacistes blancs - autant dire Martin Luther-King et le Ku Klux Klan.

Courant décembre, 368 grands électeurs choisiront un président aux Etats-Unis - a priori de 290 à 321 d'entre eux (restent à connaître, dimanche à 20h en France, les résultats de la Caroline du Sud et de la Géorgie) opteront pour Joe Biden. Leur choix sera confirmé le 6 janvier 2021 par le Congrès. Quatorze jours plus tard, le futur président prêtera serment avant d'entrer en fonction.

Dans son discours post-victoire, la vice-présidente Kamala Harris a qualifié Joe Biden de "healer". Pas de bâtisseur, pas de réformateur ou de tout autre terme appartenant au champ lexical qualifiant un président qui entre en exercice, non, de "healer". Effectivement, c'est bien d'un "soigneur" dont a besoin cette Amérique meurtrie, et pas seulement par la Covid.