La TMC Simply Travel a des liens étroits avec la France, nourris de ses relations partenariales avec VoyagExpert. Mais c'est en et de Pologne, son pays d'origine, qu'elle opère. Tomasz Grochal, son CEO, témoigne de son activité et, plus largement, de l'état d'esprit qui règne dans son pays alors que la guerre fait rage à ses frontières.
Tomasz, en temps normal je vous aurais interrogé sur votre activité de CEO de Simply Travel. Mais dans cette période particulière, ma première question sera tout simplement : comment allez-vous ? Comment vous et vos concitoyens vivez-vous ces dernières semaines ?
Tomasz Grochal : Le guerre est évidemment omniprésente dans nos esprits, dans nos préoccupations, dans nos conversations. L’enjeu, dans cette guerre, au-delà de l’Ukraine, c’est de battre en brèche cette croyance d’une partie des dirigeants russes que leur puissant pays a légitimement le droit de dominer et même de diriger les pays plus petits qui appartiennent à ce qu’ils considèrent comme leur zone d’influence. Poutine ne nous considère pas comme des pays souverains, en droit d’être indépendants d’eux. Donc si Poutine n’est pas arrêté en Ukraine, il est absolument certain qu’il ira plus loin.
Il y a cependant votre appartenance à l’OTAN. La considérez-vous comme un bouclier fiable ?
Cette guerre, nous la sentons à nos portes et nous nous raccrochons effectivement à notre appartenance à l’OTAN. Il ne fait aucun doute que sans elle, nous serions certainement en très grand danger. Car Poutine nous déteste. Il déteste le fait que nous apprécions les pays occidentaux, que nous soyons proches des Etats-Unis… Sans l’OTAN, l’appétit de Poutine ne s’arrêterait pas à l'Ukraine, la Pologne serait aussi dans sa ligne mire, sans aucun doute.
Mais quand on parle avec les plus âgés des Polonais, ils se souviennent que, fut un temps, l'Angleterre et la France devaient nous aider en cas d’agression. Et qu'elles ne l’ont pas fait. Certains, en se référant à cet épisode, craignent que nous nous retrouvions seuls, de nouveau, en cas d’attaque russe. Eux, qui ont la mémoire de la Seconde Guerre mondiale, mais aussi de l’après-guerre - de l’instauration du régime communiste, de l’emprise russe sur notre pays - se disent : “Nous sommes au 21ème siècle et nous n’avons pas de certitudes sur ce qui pourrait arriver demain. Nous nous pensions en sécurité et ce sentiment s’est évaporé.”
Il y a donc un ressenti très différent selon les générations ?
Je vous donne mon exemple familial. Mon beau-père est né à Vilnius il y a plus de 80 ans, la ville était alors polonaise. Puis la Russie soviétique a annexé cette ville (en 1939, ndr). Il m'a dit qu’on ne pouvait faire confiance aux Russes, que leurs discours, surtout s’ils sont apaisants, n’ont pas de valeur. Voilà son ressenti auquel doit s’ajouter la mémoire de la Seconde Guerre mondiale dont j’ai déjà parlée.
Pour ma part, j’ai 51 ans. Ma mémoire d’enfant, c’est le mouvement Solidarnosc qui a finalement vaincu puisqu’il a grandement contribué à la chute du régime communiste dans notre pays. Il y a donc certainement, pour les gens de ma génération, une foi plus grande - dans l’OTAN, par exemple. Et cette tendance à l’optimisme est encore plus poussée chez mes filles qui n’ont connu qu’une Pologne membre de l’UE, ce qui leur donne de la force et de la confiance. Mais en même temps, elles ont conscience de la gravité de la situation : en ce moment, elles culpabilisent à l’idée de s’amuser, de passer du bon temps dans cette période noire. Je les encourage à le faire, pourtant.
Entre Polonais et Ukrainiens, la proximité géographique est évidente. La solidarité l’était, a priori, moins. Et pourtant on la constate…
Bien sûr, il y a une proximité géographique évidente du fait de notre longue frontière commune (535 km, ndr). Mes parents ont décidé que si les Russes prenaient Lviv, ils quitteraient leur domicile à Cracovie (où se trouve également Simply Travel, ndr) : les deux villes ne sont distantes que de 70 km. Mais en plus, cette frontière est poreuse. L’une de mes agents de voyage a la double nationalité. Ses parents aussi. Sa mère, avec son passeport polonais, a pu passer la frontière très vite, dans les premiers jours de la guerre. Mais son père est resté en Ukraine.
Et oui, effectivement, historiquement, entre Polonais et Ukrainiens, ce n’est pas le grand amour. Mais depuis l’invasion de Poutine, nous sommes effectivement en totale solidarité avec eux. Car il nous est apparu très clairement que nous avions un ennemi commun : non pas la Russie et le peuple russe qui n’a de toutes façons pas d’espace pour exprimer son opposition à leur dirigeant, mais Poutine et ses soutiens.
Un rapprochement entre Polonais et Ukrainiens, mais certainement aussi entre l’UE et la Pologne, voire entre Polonais… Qu’en pensez-vous ?
Je suis tout à fait d’accord. C’est un des résultats de cette guerre que de rapprocher les Polonais de l’Europe, et les Européens des Polonais. C’est pourquoi, moi, je pense qu’on ne sera pas seul en cas d'extension du conflit. Au niveau intérieur, avant la guerre, notre pays était très clivé politiquement entre libéraux et conservateurs, clivage qui recouvre en partie des limites géographiques entre est et ouest du pays, mais aussi sociologiques, entre grandes villes et zones moins urbaines. Ces divisions profondes sont derrière nous : il y a désormais quelque chose de plus essentiel. Il n’y a plus de libéraux ni de conservateurs, seulement des Polonais.
Ressentez-vous l’impact économique de cette guerre ?
Oui car, comme pour tout le monde, il y a eu cette augmentation très soudaine des tarifs de l’essence. Mais dans notre pays, c’est peut-être plus durement ressenti que chez vous, le niveau de salaire y étant encore assez bas. Et l’impact sur la cherté des transports des marchandises va avoir un effet inflationniste sur tous les produits.
Ensuite, il y a une situation propre à la Pologne due au fait que la Russie et l'Ukraine sont deux de nos plus gros partenaires commerciaux. Donc les effets de la guerre se font durement ressentir : je connais certaines entreprises polonaises qui sont déjà proches de la faillite. Et il est évident que dans cette guerre où il ne peut y avoir de vainqueurs, où les économies russes et ukrainiennes seront à l’agonie même quand le conflit armé aura pris fin, les conséquences pour l’économie polonaise vont se faire ressentir encore longtemps.
Pour l’heure, alors que la guerre a lieu, un autre sujet est problématique pour certaines compagnies polonaises ou présentes en Pologne : l’absence de la main d'œuvre ukrainienne, retournée, dans son immense majorité, en ce qui concerne les hommes, dans son pays pour prendre les armes. Ce sont notamment les secteurs de la construction automobile, les entreprises de nettoyage, l’hôtellerie et la restauration.
Et en ce qui concerne plus précisément le business travel ?
Le mois de février a été un très bon mois, la reprise revenait après deux années rendues très difficiles par la crise sanitaire. En mars, globalement, le marché a replongé : logiquement les entreprises préfèrent ne pas faire voyager leurs collaborateurs. Ça m'a aussi affecté alors que mes entreprises clientes ne voyagent pratiquement que vers l’ouest. Car dans ce contexte de grande incertitude, leur plus grande crainte est de faire partir leurs collaborateurs et que, pour une raison ou une autre, nous ne puissions les faire revenir. De plus, même si ce n’est pas un segment que je traite, je peux vous assurer que le BT “entrant” est quasiment à l’arrêt. En revanche, les travailleurs étrangers de compagnies étrangères sont toujours en Pologne. Leurs employeurs n’ont pas jugé la situation telle qu’ils ne seraient pas en sécurité.
Pour être plus concret, quelle est la situation de votre TMC, Simply Travel ?
Notre situation est très particulière, peu généralisable aux autres acteurs du voyage d'affaires en Pologne. En effet, ce qu'il y a d'incroyable pour nous, c'est que nous sommes en croissance car nous avons pour clients différents médias. Nous nous occupons de loger leurs journalistes et équipes techniques à la frontière côté polonais mais aussi côté ukrainien. Nous faisons vingt ou trente réservations hôtelières par jour. Il s’agit de médias polonais tels que TVN, la plus grosse chaine privée du pays, qui est notre cliente depuis une vingtaine d’années, mais aussi de médias étrangers, tels que la chaine américaine Discovery.
Et ces nuitées à réserver, ce n’est pas une mince affaire : les hôtels sont plein à la frontières. Certains Ukrainiens - il ne s’agit que de femmes, d’enfants et de vieillards, issus de milieux aisés, séjournent à l’hôtel durant cette période, pour la flexibilité de cette option : leur idée est de retourner dans leur pays dès que possible. Ce sont ces gens aisés qui ont pu fuir leur pays très rapidement, dans les premiers jours de la guerre : leur véhicule - des BMW, des Mercedes, des Lexus… - ne trompaient pas sur leur origine sociale.
Cette première vague de gens “riches” est finie. Désormais, bien sûr, le flux de réfugiés est issu des classes moyennes ou populaires. Ils n’ont pas l’argent nécessaire pour venir en voiture, ils passent la frontière en train et sont dépendants de l’aide d’accueil pour leur logement.