Les tribulations (2/2)… de Français de Chine

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Les tribulations de Français de Chine

Nous avons recueilli deux témoignages qui racontent les (més)aventures d'une business-traveleuse et d'un couple de business-travelers pris dans la tourmente du coronavirus entre Chine et Europe. Une version pathogène de Vent d'est, vent d'ouest qu'il est conseillé de prendre - puisque l'actualité n'est pas particulièrement riante - avec humour. Aujourd'hui, sur les traces de Bertrand et Elisa...

D'après nos calculs, validés par les plus hautes autorités scientifiques de ce pays, le centre de gravité de Bertrand* devrait se trouver dans l'extrême-ouest du Kazakhstan. En tout cas, ce trentenaire français a un pied en Chine et l'autre dans son pays d'origine. Dans le pays qui l'a vu naître, il dirige une entreprise de production, en Chine, il en dirige une autre, de trading. On évitera d'en dire trop sur ses activités comme on passera sous silence tout un tas d'informations trop précises. C'est vers la fin de cet article que vous comprendrez cet accès de prudence.

Depuis 8 ans, Bertrand vit en Chine, dans une ville bénéficiant, nous apprend Wikipédia, du statut envié de "ville sous-provinciale". Une bourgade, un chef-lieu de canton (ici, pas de jeu de mots), en quelque sorte. A la chinoise : quelque 12 millions d'habitants. Il y est installé avec sa femme Elisa* et ils y sont heureux, assez, en tout cas, pour décider de s'y perpétuer : Elisa est enceinte.

Fantasme

Quand on dit "un pied en Chine et un pied en France", ce n'est pas de la blague. Bertrand n'est pas du genre à avoir sa vraie boite ici et un hobby là-bas, ou le contraire. Le bougre mène de front ses deux business : annuellement, il doit bien cumuler huit ou dix séjours hexagonaux et quelque quatre-vingts nuitées d'hôtels un peu partout dans le monde : nonobstant son physique avantageux, un pur fantasme pour agence de voyages d'affaires.

Le ventre d'Elisa devient de plus en plus rebondi et les actualités internationales ne nous épargnent aucun rebondissement : le coronavirus entame sa course folle. Pour l'instant, à la fin janvier, il s'en tient à la Chine ou peu s'en faut. A la fin janvier, Bertrand et Elisa, eux, se trouvent à Francfort. Il y est pour un salon professionnel; pendant ce temps, elle vaquera à des occupations plus adaptée à sa condition.

Salon

Il convient ici de faire une parenthèse. Ce qu'on appelle un "salon professionnel" est une pratique qui fut fort répandue jusqu'au mois de février 2020 et qui consistait en une installation de stands dans un lieu plus ou moins vaste, entrecoupé d'espaces par ceux-ci créés qu'on appelait "allées". Autour de ces stands, dans ces allées, des individus se côtoyaient à des distances qui confinaient - pardon : qui flirtaient - pardon : qui étaient proches de l'intimité : moins d'un mètre, agrémentées, nous ont rapporté nos envoyés spéciaux des temps anciens, de poignées de mains, voire d'embrassades. L'enfer.

Ses attaches chinoises le rendant peut-être plus conscient des risques de contamination que présente un tel pandémonium, Bertrand demande à un ami qui l'accompagne de lui trouver des masques. Oh, ce n'est pas pour sa petite santé qu'il s'inquiète... De ce salon pro, il n'a juste pas envie de ramener un goodies clandestin à sa future maman. L'ami se charge de l'impérieuse mission, sillonnant les rues de Francfort, d'Apotheke en magasins Rossmann, le leader de la droguerie outre-Rhin. En tout, une soixantaine de kilomètres au compteur avant de décrocher la timbale dans une sorte de Leroy-Merlin du cru.

Après le salon de Francfort, un autre, à Nuremberg. Que ce soit ici ou là, Bertrand constate avec amertume qu'une autre épidémie, plus pernicieuse, menace les lieux : une forme de xénophobie bon teint. Les (nombreux) participants chinois sont traités comme des pestiférés.

France

Bertrand et Elisa se rendent alors en France, comme prévu. En revanche, changement de programme, le séjour leisure qu'ils avaient prévu dans les semaines suivantes en Thaïlande, vu les circonstances, ils s'en passeront. Ils annulent, sont remboursés sans problème. Autre entorse au planning initial, ils prolongent leur séjour français. En Chine, le mois de février est celui de la propagation express du virus et des mesures qui vont avec. Autant s'occuper de ses affaires en France que d'être assigné à résidence en Chine. Là-bas, une collaboratrice gère les affaires courantes à distance, confinée à son domicile.

Le 10 mars, l'Europe est devenue l'épicentre de l'épidémie de Covid-19, la France apprendra deux jours plus tard que ses écoles et universités fermeront, six jours plus tard, que le confinement est instauré. La Chine, elle, est en phase de rémission avancée. C'est à cette date que Bertrand et Elisa s'envolent pour leur résidence chinoise.

Quarantaine

C'est là, à domicile, qu'ils effectuent leurs 14 jours de quarantaine réglementaire, comme toute personne débarquant de l'étranger sur le territoire chinois. 14 jours à domicile, forcément, avec notre confinement national, ça nous parle. Le télétravail avec les enfants sur les genoux, les attestations de "déplacement dérogatoire", le jogging solitaire, les apéros Skype, l'amende de 135 €... Sauf que, là, c'est une quarantaine et que, là encore, c'est "à la chinoise". 

Durant cette période, Elisa reçoit un appel des autorités de la ville. On lui demande de rendre des comptes car on a détecté des mouvements de son téléphone à l'extérieur de son domicile. Qu'Elisa, un jour, dans un moment d'égarement, se soit appuyée sur le mur nord-est de son salon alors qu'elle téléphonait et qu'en ce septentrional endroit, son smartphone ait "borné" un capteur autre que celui censé couvrir son appartement, ça oui, c'est envisageable. Mais que son téléphone se soit retrouvé à l'extérieur de son domicile, ça non, ce n'est pas possible. Pour une raison très simple : elle ne sort pas. Parce qu'elle est en quarantaine et pour une raison encore plus simple : même si, en Chine, la situation s'est grandement améliorée, agrémenter sa grossesse d'un coronavirus n'est pas exactement son objectif prioritaire.

Big Brother

Les autorités semblent convaincues de sa bonne foi. Mais on n'est jamais trop prudent. Après la principale intéressée, c'est le gardien de l'immeuble qui est mis à la question. Mêmes dénégations, évidemment. Mais bon, un gardien d'immeuble, après tout, c'est quelqu'un qu'on croise tous les jours (en temps normal, s'entend), avec qui on échange, sociabilise, sympathise, pourquoi pas ? Un tel individu peut-il être vraiment digne de confiance ? Pas sûr.

Alors, rapidement, trois policiers seront très visiblement assignés à la surveillance de l'immeuble. C'est l'avantage des effectifs pléthoriques. Finalement, ce que font ces trois policiers, une seule caméra pourrait le faire. Le bon sens mettra peu de temps à s'appliquer : une caméra sera bel et bien installée en lieu et place des trois plantons. Il s'est écoulé une journée depuis l'appel des autorités à Elisa.

Aujourd'hui, Bertrand et Elisa ont achevé leur quarantaine, la caméra a été retirée et, dans leur ville, on peut désormais aller et venir. Elisa se porte comme un charme et donnera naissance à son bébé en mai prochain. Nul doute que le petit expatrié recevra une éducation baignée de la culture qui fut celle de ses parents quand ils étaient enfants et adolescents : Diderot, Voltaire, Hugo, Camus... Ou encore ce poème, qui commence par ces mots : Sur mes cahiers d'écolier Sur mon pupitre et les arbres Sur le sable sur la neige J'écris ton nom. C'est de Paul Eluard, ça s'appelle Liberté.

*Les prénoms ont été changés

L'autre article de ce diptyque : Les tribulations d'une Chinoise en Europe