Aérien : le continuous pricing est-il une arnaque ?

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Aérien : le continuous pricing est-il une arnaque ?

"Le continuous pricing fera baisser le prix du billet", proclament les compagnies aériennes. Ce n'est pas le sentiment des TMC... Mais pire : ce n'est pas ce que révèlent des chiffres que nous dévoile David Frangeul, du cabinet Advito.

L’article consacré au continuous pricing paru récemment dans DeplacementsPros a fait réagir plusieurs acteurs du BT, en premier lieu de la distribution. Pour eux, “c’est une manipulation”, voire “une arnaque” que de prétendre que la tarification dynamique aurait pour conséquence des tarifs inférieurs ou égaux à ceux disponibles via EDIFACT.  “Pour nous inciter à adopter la NDC, les compagnies manient la carotte et le bâton”, explique un CEO de TMC. Le bâton : le retrait d’une partie du contenu des GDS historiques ou la fin des “private channels”; et la carotte, évidemment, ce fameux continuous pricing.

> Lire aussi : Aérien : le “continuous pricing” fera-t-il baisser le prix du billet ?

Ce même CEO considère que le continuous pricing est l’instrument par lequel les legacy vont adopter un système de fonctionnement propre, jusqu’alors, aux compagnies lowcost (LCC) : “Un prix d’appel qui est en fait un tarif nu (par exemple un siège en business sans fast-track ou sans accès au salon) pour faire remonter l’offre en tête du SBT. Puis la proposition d’ajout d’ancillaries”.

Ces allégations démontrent une méfiance, si ce n’est une défiance, vis-à-vis des transporteurs. Mais le faible recul dont nous disposons sur le sujet peut les faire passer pour de mauvais procès. 

Un modèle lowcost ?

Et c’est là que le témoignage de David Frangeul est précieux. Le cabinet Advito (filiale de BCD Travel), au sein duquel il occupe la fonction de “Senior Director, Air & Ground Practices” a mené des études chiffrées sur le sujet. Et lorsqu’il en parle, cet ancien d’Air France où il a travaillé, entre autres, au “pricing”, a quelque crédibilité.

David Frangeul : “La NDC - et le continuous pricing afférent - traduit la volonté des compagnies de prendre le contrôle sur l’offer and order : non seulement sur les tarifs proposés mais aussi les ancillaries, à l’image des low cost”. Au moins les choses sont claires. Le contexte est le suivant, rappelle-t-il en substance : les services ancillaires, ce sont de 30 (Easyjet, par exemple) à plus de 50% (Wizzair) du chiffre d’affaires des LCC; les compagnies “classiques” : de 8 à 12%. 

Et à côté de ces ancillaries dûment marketées dans la vitrine idoine que constitue la NDC, on trouvera effectivement “des prix d’appel un peu moins élevés qu’en EDIFACT”, parie David Frangeul. Les critiques, citées plus haut, de la distribution, sont bel et bien confirmées.

A l’épreuve des chiffres

On avait promis des chiffres, les voici, après analyse d’Advito des achats aériens effectués par ceux de ses clients bénéficiant d’une connectivité NDC. En vertu de cette étude, les billets achetés en continuous pricing, représentent 15 à 20% des ventes. Mais répartis de façon très inégale : 

  • 60% sur des vols domestiques concurrencés. Par exemple, en France, un Paris-Nice ou un Paris-Toulouse.
  • 35% sur des vols intra européens.
  • 5% sur des vols intercontinentaux, uniquement en cabine économique et sur des lignes très concurrencées, par exemple entre l’Europe et l’Inde (concurrence des compagnies du Golfe, indiennes, asiatiques).

Si les ratios “NDC” sont si faibles, ce n’est pas uniquement parce que les tarifs EDIFACT sont plus intéressants. C’est aussi parce que, sur les routes où les revenus et les marges sont assurés, où l’offre est faible (typiquement : une business class sur un Paris-Singapour), le continuous pricing n’est même pas proposé.

Conclusion de David Frangeul : “Le continuous pricing, le yield management fin qu’il permet, n’est utilisé qu’en mode défensif, quand la concurrence est importante”. Comprendre : quand le revenu est assuré, cette politique tarifaire des petits pas ne s’impose plus.

Un cas édifiant : American Airlines

Le cas d’American Airlines (AA) est intéressant à étudier, ça tombe bien, Advito l’a fait. Cas intéressant car AA est particulièrement agressif dans ses incitations à la bascule NDC : la compagnie a en effet retiré avec fracas 40% de son offre sur EDIFACT en avril 2023. En réalité, 80% de ces tarifs étaient très restrictifs (liés à la durée du séjour, par exemple) et n’étaient pas adaptés à la clientèle business. 

Advito les a ignorés pour se pencher sur les tarifs “main cabin”, puis a fait turbuler l’outil maison pour comparer les prix EDIFACT vs NDC domestiques de la compagnie de Fort Worth. Et le résultat est édifiant… Il s’avère que les tarifs NDC d’AA sont de 25% inférieurs à ceux disponibles en EDIFACT… Mais équivalents à ceux proposés (sur des vols comparables) en EDIFACT par Delta ou United Airlines

Y a-t-il intérêt à se brancher sur la NDC ?

A l’aune de ce qui vient d’être dit, c’est évidemment la question qui se pose. Ou plutôt, parce que la généralisation de NDC semble inéluctable : y a-t-il urgence à s’assurer de cette connectivité alors qu’elle a un coût ?

La réponse de David Frangeul est elle aussi en lien direct avec les statistiques dévoilées plus haut : “Il n’y a pas d’intérêt immédiat à  déployer la connectivité NDC si la clientèle a la possibilité d’aller à la concurrence. Certains de nos clients, basés à Dallas par exemple (hub principal d’AA) vont être très dépendants d’AA, l’offre de la concurrence n’étant pas assez riche. Pour eux, captifs d’un monopole sur certaines routes, le passage à NDC peut être une bonne solution”.

En d’autres termes : “Pour prendre une telle décision, il faut que l’entreprise analyse attentivement sa dépendance à une compagnie. Il faut faire cette étude car la connectivité à une NDC a un coût qui est répercuté sur le client”. 

Le continuous pricing, c’est intéressant. Pour les compagnies

Si l’on en croit les analyses d’Advito concernant les tarifs d’American Airlines aux Etats-Unis. Et à supposer - quelle audace ! - que les compagnies européennes utilisent de façon similaire le continuous pricing, on peut en tirer au moins trois conclusions : 

  • le continuous pricing est avant tout un instrument utilisé sur les lignes très concurrencées et calibré sur les prix de la concurrence : pas de raison que les prix soient plus bas que sur EDIFACT pour une route donnée, donc
  • le continuous pricing est à considérer dans le dispositif plus large de la NDC qui permet la large exposition des ancillaries, avec un prix d’appel un peu plus bas mais des services supplémentaires qui font monter la note
  • le continuous pricing peut se révéler plus intéressant que le tarif EDIFACT d’une même compagnie… quand elle se trouve en situation de monopole. Donc non pas parce que, par nature, le continuous pricing est plus intéressant que le tarif EDIFACT mais parce qu’il est utilisé comme une incitation à se connecter sur NDC.

Ajoutons que la pratique "continuous pricing" est une sorte de couronnement de ce que Jean-Louis Baroux appelle, dans sa dernière tribune parue dans nos colonnes, “la folie tarifaire” de l’aérien. Complexité et opacité accrue quand la demande de transparence est forte de la part des clients, notamment auprès des TMC. “Au moins, comme nous le disait le CEO d’agence déjà cité, l’avantage du continuous pricing et de sa jungle tarifaire, c’est qu’on pourra faire porter le chapeau du manque de transparence aux compagnies”. Cela dit avec une ironie mordante, bien entendu. Et pas mal de frustration aussi.

> Lire aussi : Tribune JL Baroux - Aérien : comment en est-on arrivé à la folie tarifaire ?