Air France peut-elle tuer n’importe quelle TMC ?

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Accord européen sur le SAF : ce qu'en dit la GBTA

L'interdiction faite à FCM France d'émettre les billets de son groupe par Air France-KLM fait l'effet d'une bombe. La déflagration se traduit, entre autres, par cette interrogation, à bien des titres angoissante : la compagnie nationale a-t-elle, en France, droit de vie ou de mort, sur toute agence "business travel" ?

Comme nous l’annoncions dans un récent article, Air France-KLM privera 3Mundi, la filiale française de FCM Travel, de son autorisation d’émettre ses billets à partir du 1er juin 2023. Dans cet article, nous rapportions les propos de Solenn Le Brazidec, DG de la TMC, qui espérait que ces 6 mois qui la séparent de l’application de la sanction permettent de trouver un accord avec le transporteur.

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Hélas, il semblerait que cet allant optimiste - qui s’adresse aussi et avant tout aux clients de FCM - soit vain. Air France a enclenché une mécanique que - sauf invraisemblable surprise - rien ne devrait enrayer.

FCM n’ayant pas donné suite à notre demande d’information, nous en sommes à supposer, sans avoir besoin de sur-solliciter notre imagination, le déroulé de l’affaire. Notons que Henri Hourcade, directeur France du groupe franco-néerlandais, lorsque nous lui avons soumis ce scénario, nous a répondu : Non, ça ne s’est pas passé comme ça, ce n’est pas le même séquençage. Je ne veux pas tout déballer, ce que je peux vous dire c’est que ça fait très longtemps, dès avant mon arrivée à ce poste (à l’été 2021, ndr) que nous avons des problèmes lourds et récurrents d’irrégularités avec FCM." 

Henri Hourcade est plus explicite sur le point de départ, sans qu’il soit, donc, confirmé par FCM : une alerte de clients de FCM auprès d’AF. Qui enclenche, de la part d’AF, un audit de la TMC. Les “irrégularités” signalées sont confirmées. 

Changement de service

Ensuite, des discussions se sont vraisemblablement engagées, entre le service commercial du groupe aérien et l’agence, sans aboutir à un accord. FCM se pense-t-elle alors, littéralement, "dans son bon droit" ? Considérait-elle la menace du transporteur peu crédible ? On ne saurait dire. Quoiqu’il en soit, au bout d’un moment, AF a transmis le dossier "FCM" à son service juridique pour signifier la suppression de l’autorisation d’émettre à l’agence. Et quand, il y a quelques jours, un journaliste a contacté AF pour demander des informations à ce sujet, c’est le service "communication" qui a pris la main.

Dès lors, la messe semble dite. Parce qu’AF assume de communiquer sur la sanction, elle ne peut plus se dédire sans perdre une bonne partie de sa crédibilité. Parce que le département commercial est désormais dépossédé - au profit du juridique - du sujet, alors AF ira jusqu’au bout… Et, éventuellement, en contradiction avec l’adage, à contre-courant du raisonnable : en préférant un mauvais procès à un bon accord. D’autant qu'avec le précédent Travel Planet, tout indique que ce mauvais procès sera aussi, pour AF, un procès gagné.

Car procès, on peut raisonnablement l’envisager, il pourrait bien y avoir. En effet, en quittant le terrain du commercial, toujours susceptible d’aboutir à un gentlemen agreement, pour occuper celui de la sanction couperet, AF ne laisse guère de choix à 3Mundi : quitte à mourir (on y vient ci-après), autant se battre jusqu’au bout. Selon nos informations, les avocats de la TMC étudient d’ores et déjà la possibilité d'un recours.

Hypocrisie

Nos confrères de l’Echo Touristique ont recueilli la réaction de Jean-Pierre Mas, président des Entreprises du Voyage (EDV), à propos du conflit AF/FCM. Celle-ci peut surprendre dans un premier temps, puisqu’elle donne raison au transporteur au détriment de l’agence : "Air France a raison, je comprends son attitude"... Mais le président des EDV précise : "Remporter des marchés avec des frais de service bas ou nul et se rattraper avec une majoration tarifaire ne respecte pas les conditions normales de concurrence. C’est une forme de concurrence déloyale."

Ainsi la position des EDV "contre" une agence relèverait de la protection de toutes les autres. Est-ce vraiment le cas ? A cette question, certains professionnels de la distribution n’hésitent pas à parler de "bal des hypocrites". En effet, d'après eux, dans un appel d’offres "business travel", toutes les agences ont tendance à minorer, jusqu’à les faire tendre vers zéro, leurs frais de services… Et à se rémunérer sur le commissionnement des compagnies qui, lui, est inconnu des clients… 

Mais l’hypocrisie vient aussi des clients qui sont rétifs à la rétribution des agences. Un patron de TMC, réagissant à l’affaire FCM/AF nous dit : "C’est une leçon que je retiens : les clients n’ont aucune reconnaissance. Car ça y est, moi, j’ai déjà des clients de FCM qui m’appellent, ils étaient pourtant bien contents de bénéficier de frais de service si bas." Et il ajoute : "Ces clients, certains d’entre eux, je l’assume, quand j’étais en concurrence avec FCM, je leur ai signalé que ces frais de service étaient bien bas… Leur réaction ? Elle me fait penser à ces trois singes qui se cachent la bouche, les oreilles et les yeux."

Business model

Hypocrisie donc, mais aussi opacité. Au final : modèle vicié. On l’a assez écrit dans ces colonnes. Une solution relativement saine pourrait être d’abandonner ce statut de mandataire qui lie l’agence à la compagnie, pour devenir des distributeurs assumés. Mais les agences sont-elles prêtes à un tel bouleversement ? Rien n’est moins sûr.

Le système est vicié, certes, mais il montre d’autant plus ses limites et ses déséquilibres quand il s’agit de la distribution des billets Air France. Le transporteur est prophète en son pays, impose aux distributeurs du territoire français des conditions et des commissions incomparablement plus drastiques que les autres compagnies.

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"Du territoire français", sous -entendu : à l’extérieur de l’Hexagone, en des contrées où ses parts de marchés sont bien plus modestes, la legacy française se fait plus accommodante avec les agences. Un deux poids, deux mesures qui, d’une certaine façon, fait perdre de sa superbe à l'inflexibilité du groupe franco-néerlandais : il ne s’agit plus, dès lors, de juste cause (dépassant, par définition, les frontières), mais de rapport de force. Bien que, notons-le encore, Henri Hourcade se défende d’un tel traitement à géographie variable, sinon à la marge, en contradiction avec nos informations.

Dead or alive

D'autre part, la question de la proportionnalité de la riposte s’impose. Dans cette histoire de tarifs négociés avec des entreprises par AF qui se verraient au final gonflés par des frais de service “FCM” improprement intégrés au prix du billet, quel est le préjudice subi par le transporteur ? Financièrement, on est forcément dans l’échelle nanométrique au regard de l’activité globale de la compagnie. C’est donc avant tout un préjudice d’image qui ne peut être a priori négligé : il s’agit potentiellement d’un non respect, en apparence, de l’engagement d’une entreprise à l’égard de ses clients contractants. Pas mince.

Mais la riposte... Elle implique, potentiellement, la mise à mort d’une entreprise ayant un vécu fort (historiquement, celui de 3Mundi, avant son acquisition par le groupe australien Flight Center Travel Group, en 2017), et employant quelque 300 salariés. Au-delà, on peut penser qu’elle impacte l’attractivité de la distribution "business travel" auprès des investisseurs, si ce secteur est décidément si soumis à l’intransigeance d’un des acteurs de son écosystème.

"Mise à mort", le mot est lâché. Qu’en est-il ? La question ne revient pas à se demander si FCM France peut survivre sans distribuer AF : elle est sans intérêt car sa réponse est trop évidemment négative. La question est donc : FCM France peut-elle continuer à distribuer des vols Air France sans l’autorisation d’émission de ladite compagnie ?

Tech

La réponse à cette question, la seule qui vaille en dernière analyse, seul un expert en technologie peut la délivrer. Cyril Guiraud, CEO de la travel tech Tetha : "Oui, FCM peut technologiquement se passer de l’autorisation d’émettre d’Air France KLM pour réserver et vendre des billets des compagnies de ce groupe. Pour cela, quelques développements sont nécessaires. Ils consistent notamment à "brancher" chacun des SBT utilisés par FCM sur une agence émettrice tierce. Il y a quelques difficultés du fait que l’agence émettrice est une entité différente de celle qui vend le billet ou encore en termes d’harmonisation, de consolidation par rapport aux ventes de billets d’autres compagnies qui continuent à être opérées via le "IATA" de FCM France. Mais ce sont des difficultés largement surmontables."

C’est donc techniquement possible. Mais la perspective se heurte à au moins quatre écueils : 

1/ L’agence émettrice constitue un intermédiaire supplémentaire qu’il faut bien rémunérer, rognant à proportion la marge de FCM sur les transactions “Air France-KLM”

2/ Air France-KLM a les moyens de remonter l’origine de l’émission de ses billets. L’agence émettrice permettant à FCM de contourner la sanction s’oppose donc aux foudres du transporteur national.

3/ Pour que la pression soit moins forte, l’agence émettrice peut être située en dehors du territoire français. Mais la complexité des - pour les amateurs - SITI, SITO, SOTI etc ("S" pour "sold"; "I" et "O" (pour "inside" et "outside"); "T" pour "ticket") rend la chose peu fiable en termes de compliance.

Le quatrième point n’est pas des moindres. Il relève de la réputation, de la relation client, de la confiance que l’agence inspire. "Air France peut-elle tuer n’importe quelle TMC ?", telle était la question. En s’attaquant à un gros morceau, elle entend en tout cas mettre au pas le petit gibier, voilà pour le "n'importe quelle". Quant à "tuer"... L’avenir le dira. Mais faire très mal, sans aucun doute.