Révélations sur Boeing : mépris et culte du low-cost

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Revelations sur Boeing : mepris et culte du low-cost
Le vol 610 de Lion Air s'est écrasé en mer de Java le 29 octobre 2018 à 6 h 30, 13 minutes après son décollage. (Photo AFP)

Les deux crash du Boeing 737 MAX agissent comme des tremblements de terre aux multiples répliques. De récents échanges entre collaborateurs du constructeur américain jettent une lumière glaçante sur une culture d'entreprise d'un autre temps.

Il y a, au départ, le crash des deux Boeing 737 MAX de Lion Air en octobre 2018 et d’Ethiopan Airlines en mars 2019, ayant provoqué la mort de 346 personnes. Et puis, de révélations en confidences, c’est une culture d’entreprise qui est remise en cause.

Le dernier épisode de cette terrible série pour Boeing s’est déroulé jeudi 9 janvier. Un document de plus de cent pages a été remis par l’avionneur américain à la Federal Aviation Administration (FAA), l’agence de régulation de l’aviation civile américaine, chargée, en l’occurrence, d’enquêter et de délivrer le permis de (re)voler au Boeing 737 MAX.

L’AFP a pu consulter ce document et a reproduit des échanges entre salariés – dont l’anonymat a été respecté - du constructeur entre 2013 et 2018. Ils sont tout simplement hallucinants, révélant notamment une arrogance et un culte de la réduction des coûts qui ajoutent à la responsabilité technique de Boeing dans les accidents incriminés, une responsabilité morale.

Pour l’entreprise, le coup est terrible puisque c’est un système, une culture qui y sont incriminés, dépassant de loin le cas spécifique du Boeing 737 MAX.

La question de la formation des pilotes prise à la légère

Dans les deux catastrophes de cet avion, ce sont le système anti-décrochage MCAS et l’absence de formation des pilotes à son utilisation qui sont en cause. De fait, le sujet est apparemment traité avec une grande légèreté : « Nous devons rester fermes sur le point qu'il n'y aura pas de formation sur simulateur. (...) Nous nous battrons contre tout régulateur qui essaiera d'en faire un préalable», écrit un salarié à son collègue en mars 2017, peu avant l'homologation du MAX.

L’objectif est ici de réduire les coûts d’une formation au logiciel et de raccourcir les délais d’approbation des autorités de régulation. D’ailleurs, quelques mois plus tard, alors que l’absence de formation sur simulateur a été entérinée, le même salarié, pilote d'essais, se vante d'avoir « permis à (Boeing) d'économiser des tas de dollars ».

Culte du low-cost

En 2018, plusieurs employés travaillant sur les simulateurs du MAX s'inquiètent de nombreuses difficultés techniques rencontrées et de leur origine. « Mettrais-tu ta famille dans un simulateur MAX ? Moi, je ne le ferais pas », écrit l'un d'eux en février, huit mois avant la première tragédie. La réponse de son collègue, cinglante, sonne aujourd’hui sinistrement : « Non ».

Deux autres salariés redoutent les conséquences pour l'image de Boeing, du fait que leurs dirigeants sont obnubilés, selon eux, par l'idée de rattraper le retard pris sur l'A320Neo d’Airbus : « Tous leurs messages ne parlent que du respect des délais et font peu état de la qualité », se désole l'un d'eux.

« Nous nous sommes mis tous seuls dans ce pétrin, en choisissant un sous-traitant à bas coûts et en imposant des délais intenables. Pourquoi le sous-traitant low-cost le moins expérimenté a-t-il remporté le contrat ? Simplement parce que c'était une question de dollars », poursuit son collègue.

Mépris

De l’entreprise qui a participé à démocratiser le transport aérien et qui construit aujourd’hui Air Force One, l’avion présidentiel, on pouvait s’attendre à des collaborateurs respectueux du savoir-faire de leur employeur. Apparemment, ce n’est pas vraiment le cas : « Ceci est une plaisanterie», écrit un employé en septembre 2016, en référence au 737 MAX. « Cet avion est ridicule ». « Design nul », fustige un autre en avril 2017.

Mais à vrai dire, ce mépris s’étend bien au-delà de la compétence « maison »… L’agence de régulation américaine : « Il n'y a aucune certitude que la FAA comprend ce qu'elle approuve», ironise un employé en février 2016. Et même, funeste et involontaire présage, l’une des compagnies qui sera victime des dysfonctionnements du MAX et qui demande, plus d’un an avant le crash (juin 2017), une sécurisation de l’utilisation du logiciel anti-décrochage : « Maintenant, ces salauds de Lion Air vont peut-être avoir besoin d'un simulateur pour tester le MAX, et ceci à cause de leur stupidité ».

Culture d’un autre temps

« C'est un problème de culture. Ça prendra 5 à 12 ans au moins pour changer de culture », écrit en mai 2018 un salarié.

« C'est systémique », opine un autre un mois plus tard. «Nous avons une équipe de dirigeants qui comprend très peu l'industrie mais nous impose des objectifs irréalistes », ajoute-t-il tout en critiquant le fait que certains « ne rendent pas de comptes ».

Avec une belle capacité d’anticipation, un autre salarié conclut en février 2018 : « Notre arrogance nous perdra ».

A la suite de la publication de ces échanges, Greg Smith, le directeur général par intérim de Boeing, dans un courrier adressé vendredi aux salariés et également consulté par l'AFP, regrette avec un certain sens de la litote : « Ces documents ne reflètent pas le meilleur de Boeing. Le ton et le langage des messages sont inappropriés, notamment quand il s'agit des problématiques aussi importantes ».