Privatisation ADP (3/4) – Les arguments « contre »

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La privatisation est soutenue par la présidence, le gouvernement et une majorité des parlementaires. Rien de moins ! C’est sans doute pourquoi, dans le débat public, qu’il s’exprime au sein des instances de la République ou à la tribune médiatique, le camp du « non à la privatisation » apparaît plus divers et plus audible. Compilation critique.

Nous avons tenté de réunir ici les principaux arguments avancés par les adversaires de la privatisation, en écartant – de façon forcément discutable – les plus fallacieux, et en tentant une mise en perspective des plus recevables.

Par souci de synthèse, nous avons regroupé ces différentes opinions défendant toutes le statu quo statutaire d’ADP sous quatre familles d’arguments. Deux d’entre elles concernent avant tout les modalités de la privatisation, quand les deux autres s’attaquent pour l’une à la pertinence, pour l’autre, au principe même d’un tel processus. Assez curieusement, ce sont les arguments les moins radicaux et les plus techniques (les modalités) qui sont le plus souvent utilisés. C’est par eux que nous commençons notre recension.

1/ C’est une bonne affaire pour Vinci…

« Cadeau à Vinci ! » s’écriaient les députés du Parti communiste et de La France insoumise. « Capitalisme de connivence ! » surenchérissait Robin Reda (Les Républicains).  Ce 14 mars 2019, la journée était chaude à l’Assemblée nationale alors qu’on examinait le texte de la loi Pacte autorisant la privatisation d’ADP.

Sans reprendre ces assertions qui, sans être dûment étayées, confinent au procès d’intention, si ce n’est à la diffamation, on peut effectivement reconnaître que le leader du BTP français est bien placé pour devenir l’actionnaire majoritaire d’ADP en cas de privatisation : il en détient déjà 8 % et est le premier opérateur aéroportuaire français… Et, effectivement, cette perspective s’annonce juteuse.

On peut cependant relativiser le caractère inéluctable d’une prise de contrôle dévolue à Vinci. Face à l’entreprise française, deux acteurs principaux se positionnent : le fonds américain Global Infrastructure Partners (GIP), spécialisé dans les infrastructures et plus particulièrement l’aéroportuaire, qui a déjà investi dans plusieurs aéroports, notamment Gatwick (Londres) ou encore l’aéroport d’Edinbourg en Ecosse ; le fonds australien IFM Investors, établi au début des années 90 pour investir dans les infrastructures australiennes, et qui a depuis étendu son champ d’investissement en Europe et aux Etats-Unis… Moins visibles, de nombreux autres candidats, notamment du Canada et du Moyen Orient, d’Espagne ou d’Italie, sont en lice.

En soi, la critique porte moins sur la profitabilité que constituerait l’acquisition d’ADP… que sur le fait que la fructueuse opération se ferait au détriment de l’Etat…

2/ … Et un mauvais deal pour l’Etat

La botte secrète des tenants de cette thèse tient en une punchline des plus efficaces : « Pour privatiser, l’Etat va payer ». Et… c’est vrai ! Cette incongruité tient au fait qu’on est ici dans une opération plus complexe qu’une privatisation pure et simple. Il s’agit en fait d’une concession de 70 ans. Effectivement, dans 70 ans, les actifs ADP reviendront à l’Etat qui devra dédommager les actionnaires privés. De combien ? Selon quelles modalités ? En laissant ce point aveugle, le législateur s’est certainement souvenu de la phrase de Keynes : « à long terme, nous sommes tous morts ».

Mais ce n’est pas tout : l’Etat devra en outre payer dès la vente, environ 1 milliard estime-t-on, aux actionnaires actuels d’ADP en dédommagement du fait que leur propriété d’éternité serait rétrogradée au rang de concession de 70 ans… Oui, pour eux, c’est sûr, le deal est bon… Et si, en cas de privatisation, les actions d’ADP se valorisent, invalidant par là même le préjudice justifiant le dédommagement, le milliard sera-t-il remboursé ? Non, ça, ce n’est pas prévu.

Reste qu’avec les privatisations d’ADP, d’Engie et de la Française des Jeux, l’Etat espère récupérer 10 milliards. Cette somme, placée à 2,5 %, alimenterait un fonds de financement de l’innovation à hauteur, donc, de 250 millions par an. A eux seuls, les dividendes d’ADP de ces dernières années représentent les deux tiers de ce montant, alors pourquoi ne pas les utiliser à cette même fin de promotion des startups « disruptives » ?

C’est ce que propose le sénateur de Haute-Garonne Alain Chatillon (groupe LR) dans un avis sur le projet de loi de finances 2019, précisant avec ironie qu’il « peine à comprendre l’intérêt financier de céder des titres dont le rendement est de 3,5 % l’an, voire même 4,1 % (si l’on considère le portefeuille hors énergie) pour les placer au taux de 2 % à 3 % ».

D’autre part, dans son rapport sur le budget de l’Etat publié le 15 mai 2019, la Cour des comptes souligne que ce fonds étant hors budget de l’Etat, pose des problèmes en termes de transparence, de complexité, d’efficacité et de bonne gestion des deniers publics, et a, en conséquence – vainement – recommandé de « substituer au fonds pour l’innovation et l’industrie un dispositif de soutien à l’innovation inclus dans le budget général ». 

3/ Parce qu’ADP se porte bien, merci pour lui

Evidemment, c’est l’argument décisif : si l’Etat gère bien ADP, pourquoi le céder à un opérateur privé ? Sauf que, bien entendu, la notion du « bien aller » est toute relative… Alors, selon le camp d’où l’on vient, certains mettront en avant la flatteuse première place mondiale qu’occupe ADP en termes de fréquentation annuelle (Roissy 72 + Orly 33 = 105 millions de passagers), quand d’autres rappelleront la récente visite surprise du président d’ADP Augustin de Romanet jugeant « inacceptable » le temps d’attente à Roissy. En réalité, la boussole qui fixe la position est le plus souvent idéologique.

On se contentera donc de constater que la santé des aéroports n’est, statistiquement, pas fonction de la nature de son actionnaire principal. Que les Américains, peu soupçonnables de donner dans la collectivisation des moyens de production, ont décidé que leurs aéroports les plus importants seraient à capitaux publics. Que sur les 10 plus grands aéroports européens, 6 sont publics majoritairement ou totalement et que si le taux de rendement des privés est supérieur (20 %), c’est de peu (16 % pour Roissy, 19 % pour Amsterdam). Et enfin, qu’en juin 2018, l’association internationale du transport aérien (IATA) affirmait dans un rapport que « les aéroports privés sont, d’une manière générale, plus coûteux pour les compagnies aériennes alors que l’efficacité opérationnelle n’est pas meilleure », et ajoutait que le mouvement de privatisation généralisé « (allait) à l’encontre des intérêts des compagnies aériennes. Ces dernières dénoncent en effet l’attitude des différents gouvernements de chercher à faire une belle opération financière à court terme en privatisant leurs aéroports, plutôt que d’investir dans de nouvelles capacités aéroportuaires pour répondre à une demande qui va doubler d’ici à 20 ans. »

L’argument est réversible et, à son corps défendant, l’IATA donne du grain à moudre au pro-privatisation français car si l’Etat prélève ses dividendes, ce qu’il fait effectivement et qu’il ferait d’autant plus s’il devait les diriger vers l’innovation, comment pourrait-il assurer ces investissements que l’association internationale appelle de ses vœux ?

4/ Parce qu’ADP est un outil majeur de politiques publiques

On ne va pas ici relayer les cris d’orfraies de ceux qui développent une vision apocalyptique de la privatisation d’ADP qui laisserait la sécurité et la sûreté, la police des frontières et les douanes aux mains d’un opérateur privé.

Bien sûr, on peut privatiser tout en assurant la continuité de l’accomplissement par l’Etat de ce qu’est une mission régalienne au sein d’un aéroport international. Et pour qu’un tel dispositif n’advienne pas, il faudrait un gouvernement assez fou pour abandonner le noyau dur de son pouvoir et de sa légitimité et un repreneur privé assez fou pour en accepter la charge. On parle ici de mission régalienne… Mais pour le reste ?

L’étude d’impact du projet de loi PACTE du 18 juin 2018 présente ADP comme un ensemble « d’actifs essentiels à la continuité du service public, au développement économique de la Nation, à son interconnexion avec le reste du monde et la desserte de la capitale ». Eh oui, le service public, le développement économique ! ADP, ce n’est pas la SNCF, certes, mais quand il s’agit de maintenir une ligne aérienne Paris-Rodez pour s’éviter 5 heures de train ? Un opérateur privé ferait-il prévaloir l’intérêt général sur son intérêt propre, à savoir la maximisation des profits ? Pas sûr.

D’autant que la loi PACTE ne prévoit qu’une obligation de contrôle a minima (et de subordination, nulle) sur ces questions. Et c’est logique : dépenser plusieurs milliards d’euros d’accord, mais pas si c’est pour être pieds et poings liés !

Minimales aussi les obligations d’un repreneur vis-à-vis de l’Etat en matière écologique, enjeu évidemment majeur pour l’aérien. Le repreneur devra se conformer à toute nouvelle réglementation, c’est bien la moindre des choses, mais à part ça ?

« La privatisation (…) introduit un nouvel acteur dans le jeu politique qui sera farouchement opposé à toute évolution des politiques environnementales qui pourraient réduire sa rentabilité, alors même que la politique des transports doit être en harmonie avec ces politiques », avancent l’économiste Bruno Deffains et le juriste Thomas Perroud dans une tribune parue dans Le Monde fin février.

Et quand on parle du groupe ADP, ce sont trois aéroports (Paris-Charles de Gaulle, Paris-Orly, et Paris-Le Bourget), un héliport (Issy-les-Moulineaux) et dix aérodromes, représentant 6 680 hectares de bâtiments, de terrains, de pistes et d’infrastructures : l’équivalent des deux tiers du territoire de la ville de Paris. « Si Aéroports de Paris est privatisé, ça va probablement devenir la plus grande propriété privée de France sur laquelle on pourra bétonner et kéroséniser », craint l’historien et politologue Patrick Weil.

Du kérosène pour les avions et du plomb dans l’aile pour la privatisation… C’est ce qu’espèrent les partisans du statu quo. Indéniablement, leur voix porte.

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