Le BT d’une crise à l’autre (1/8) : « La crise pourrait être le disruptif dont le secteur a besoin » (Ch. Petruccelli, ex Amex Voyages)

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11 septembre 2001, Sras en 2003, tsunami en 2004, crise des subprimes en 2008, volcan islandais en 2010. Nombreuses sont les crises dont le business travel (BT) s’est relevé. Comment, dans celle que nous traversons actuellement, s’en inspirer ? Nous avons posé la question à des acteurs importants de l’industrie.

Pour le premier volet de cette série d’entretiens, Charles Petrucelli, ancien President Monde d’American Express Voyages, toujours très impliqué dans l’industrie par ses activités de conseil et business angel/investisseur auprès d’une quinzaine de start ups.

Avant d’établir des liens entre les crises, quelles sont les caractéristiques uniques de celle que nous traversons ?

Charles Petruccelli : Cette crise est totalement inédite en ce sens qu’on est confronté d’abord à une réglementation, des contraintes et des normes qui ont été mises en place par pays de manière différenciée. Ensuite, qu’elle constitue une crise de confiance des individus, des organisations et des Etats

Les attentats de 2001 ont, eux aussi, posé un problème de confiance…

Oui, mais la réponse en termes de sécurité a été mondiale. Grâce à cela, si l’on excepte un gel des voyages en transatlantique nord de 4 ou 5 mois supplémentaires par rapport aux autres destinations, la reprise a eu lieu très rapidement. Dans le cas présent, c’est ce télescopage entre crise de confiance et manque d’uniformité des réponses qui rend les choses beaucoup plus compliquées. A tel point que tant qu’une solution médicale face au coronavirus ne sera pas trouvée, je pense que la confiance sera très difficile à retrouver et qu’il n’y aura pas ou peu de reprise du BT. Si un voyageur doit se rendre à un événement en Italie qui est maintenu au mois de septembre prochain, aura-t-il envie d’y aller ? Son entreprise prendra-t-elle une telle responsabilité ? Dans le leisure, la reprise sera local/local (les Français en France, les Américains aux Etats-Unis, etc), puis entre pays proches et enfin, le long courrier. Ce sera difficile mais possible par des choix où on maîtrise mieux les risques – la location d’une maison plutôt que la réservation d’un hôtel, par exemple. Dans le BT, ça me semble autrement plus problématique.

Puisqu’une réponse médicale au virus conditionne, selon vous, la pleine reprise du BT, imaginons le moment où elle sera trouvée…

A partir de ce moment-là, le référent sera moins les attentats de 2001 que la crise des subprimes. La situation se stabilisera en termes de confiance et de normes mais la crise économique violente va, comme en 2008-2009, engendrer des mesures de contrôle des dépenses fortes dans les entreprises. Quand on coupe dans les dépenses, quatre budgets sont affectés en priorité : les frais de consultants, la publicité, les voyages et les frais discrétionnaires, notamment l’événementiel. Après 2008, la plupart des entreprises ont presque totalement coupé leurs budgets voyage pour une période de 12 à 18 mois. On peut s’attendre à un phénomène similaire. Si, dans les 6 premiers mois, ça concernera tout le monde, après, il y aura une différenciation entre grandes entreprises qui appliquent des mesures draconiennes, unilatérales, et les PME-PMI qui sont davantage opportunistes, où le contrôle des budgets est très direct, où seul le chef d’entreprise voyage accompagné d’une dizaine de personnes maximum. C’est ce qu’on a constaté très nettement en 2009. Ce seront elles, les PME-PMI, qui repartiront en premier

Outre ce contrôle strict des dépenses, on peut aussi imaginer l’apparition de nouvelles normes, notamment sanitaires.

Oui, et dans ce domaine, la technologie, les nouveaux outils joueront un grand rôle et également en termes de contrôle des dépenses, d’ailleurs. C’est après 2008, par exemple, que sont apparus les premiers dispositifs pour combattre efficacement le leakage qui représentait alors 30 % des dépenses de voyage. Les crises du Sras puis du volcan islandais ont démocratisé des solutions de tracking des collaborateurs en déplacement en temps réel. Aujourd’hui, la plupart des TMC et des entreprises en sont équipées.

Si les nouvelles technologies vont offrir des solutions adaptées à des demandes nouvelles, vous leur déniez en revanche le fait d’avoir transformé le modèle du BT…

C’est vrai. Le modèle du BT s’organise avec d’un côté un client, de l’autre, les grands opérateurs fournisseurs de service que sont les compagnies aériennes, les groupes hôteliers… et des intermédiaires type TMC, online ou non, qui sont en fait des distributeurs. Depuis des années on a vu des tentatives de passer au-dessus de la distribution. Direct Connect ou la norme NDC (new distribution capability) auraient pu constituer une disruption mais la volonté de transformation se limitait au modèle économique, ne s’attaquait pas à la remise en cause du business model à proprement parler. Les nouveaux opérateurs online n’ont rien modifié fondamentalement à ce modèle que je considère boiteux. J’ai suivi plusieurs startups du BT qui se disaient disruptives mais, en fait, seul l’outil changeait… Alors que le leisure a, lui, radicalement changé avec l’irruption de l’online – l’émergence d’Expedia ou de Booking en est une bonne illustration. Il faut pourtant que le modèle du BT change. J’ai cru, à tort, que les nouvelles technologies allaient constituer le disruptif dont le BT a besoin… Ce seront peut-être les circonstances qui bouleverseront les choses.

Vous voulez dire que ce que les nouveaux acteurs n’ont pas fait, la crise actuelle et ses conséquences – normes sanitaires augmentées, contrôle des dépenses accru – pourraient réussir à le faire ?

Sur l’exigence sanitaire et la recherche des meilleurs prix avec – on peut l’imaginer – une politique de pricing des compagnies aériennes, les TMC ont une vraie carte à jouer ; c’est l’occasion pour elles de se faire davantage porteuses de valeur ajoutée. Et, en conséquence, d’être rémunérées à hauteur de leur création de valeur. Ce serait ça, la vraie révolution du modèle du BT : que chaque acteur soit rémunéré en fonction de la valeur qu’il crée. Donc oui, cette crise peut engendrer un tel phénomène. Mais je n’en suis pas sûr, je l’espère.

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